Artiste cosmopolite et chef de fil de la modernité marocaine, Mohammed Melehi nous a quitté le 28 octobre dernier à l’âge de 84 ans.
Pionnier et visionnaire, il a largement contribué à démocratiser la culture et partager son art avec le plus grand nombre sa vie durant. Son parcours, en Europe et aux Etats-Unis, lui a permis d’évoluer au contact des avant-gardes et de façonner, avec ses contemporains, l’esthétique des réseaux artistiques postcoloniaux et panarabes et de poser les bases de la modernité artistique marocaine.
Nous souhaitons ici lui rendre hommage en revenant sur son parcours hors du commun.
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LES ANNÉES ROMAINES
Mohamed Melehi entame très jeune son parcours artistique. D’abord à l’école d’art de Tétouan, puis à Séville où il intègre l’École des beaux-arts à l’âge de 19 ans avant de rejoindre Madrid l’année suivante. Soucieux de se rapprocher des avant-gardes, l’artiste décide de poursuivre ses études en Italie et s’installe à Rome en 1957.
Avant de quitter le Maroc, il organise sa première exposition personnelle à la Bibliothèque Américaine de Tanger. Il y montre ses premières toiles abstraites et des expériences menées avec des matériaux issus du quotidien telles que la toile de jute et les étoffes de laine des djellabas et des haïks. La résonance symbolique de ces matières avec la culture locale intéresse le peintre tout autant que leur valeur esthétique, et confirme son émancipation de l’académisme enseigné aux Beaux-Arts en même temps qu’elle marque sa volonté précoce d’établir un nouveau langage plastique.
Installé à Rome de 1957 à 1961, Melehi y côtoie les artistes les plus novateurs, parmi lesquels Lucio Fontana (1899 – 1968), Jannis Kounellis (1936 – 2017) Giuseppe Capogrossi (1900 – 1972) Carla Accardi (1923 – 2014) ou encore Alberto Burri (1915 – 1995). Avec eux, il fréquente assidûment les galeries et découvre les jeunes peintres expressionnistes abstraits américains, Jackson Pollock (1912 – 1956), Willem De Kooning (1904 – 1997) et Robert Rauschenberg (1925 – 2008) dont les recherches plastiques ne tarderont pas à influencer son œuvre.
Sa rencontre avec la galeriste Topazia Alliata (1913-2015) est déterminante. Femme de culture cosmopolite, elle fédère autour d’elle l’intelligentsia italienne et les artistes d’avant-garde. Elle consacrera quatre expositions au peintre entre 1959 et 1963. Le Noir domine les toiles de cette période et de fines bandes de couleurs verticales font leur apparition. Sans doute influencées par ses lectures sur la philosophie Zen, une impression méditative et silencieuse se dégage des toiles de 1961, 1962 à l’intérieur desquelles les lignes verticales, incurvées ou obliques pourraient s’apparenter à la corde vibrante d’un arc. L’artiste expérimente aussi ses premiers collages.
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Le travail de Melehi se démarque largement de la production italienne où même européenne de l’époque et se rattache plutôt à une nouvelle mouvance qui ne tardera pas à s’imposer comme l’un des courants majeurs de l’abstraction américaine des années 1960 : le Hard-Edge, formule évoquée pour la 1ère fois en 1959 par le critique et commissaire d’exposition Jules Langsner (1911 – 1967) en opposition à l’expressionnisme abstrait.
« À la violence destructrice et chaotique des Italiens et des expressionnistes abstraits, [Melehi] oppose la rigueur et la sérénité de la composition ordonnée ».
Jean-Hubert Martin
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LA PÉRIODE NEW-YORKAISE ET L’AFFIRMATION D’UN STYLE
Bien que très implanté dans la scène artistique romaine, Mohammed Melehi décide de découvrir Paris où il ne fait que passer sans trouver de véritables interlocuteurs.
1962 est une année décisive dans la vie de l’artiste puisqu’il décide de quitter l’Europe pour les Etats-Unis, nouvel épicentre de l’art. Il arrive à Minneapolis en février et devient enseignant au Minneapolis College of Art and Design. Les toiles de cette époque marquent une transition dans l’œuvre de l’artiste. On y trouve des réminiscences de l’époque romaine avec des lignes verticales qui traversent la toile de part en part associées à des formes géométriques. Le disque solaire devient récurrent et bientôt, les lignes verticales deviennent horizontales et se mêlent à des formes plus anguleuses aboutissant à des recherches plastiques plus radicales encore, proches de l’esthétique des artistes américains Ellsworth Kelly (1923 – 2015) ou Pierre Rauschenberg (1925 – 2008).
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Le vocabulaire plastique de l’artiste se met en place durant ces années. Les premiers tableaux de la période New-Yorkaise en témoignent. Ils se distinguent par l’apparition de rangées de petits carreaux de couleurs disposés en ligne sur des grands aplats de couleurs. Réminiscence de l’enseignement romain, et des pionniers de l’abstraction que sont Piet Mondrian ou Sarah Morris, ces petits carrés renvoient plus directement à la carte perforée qui servait alors de support aux informations exploitées par les ordinateurs de l’époque. Les titres des œuvres de cette période attestent de son intérêt pour l’informatique ou encore l’espace : IBM (1962), IBM song (1963), Pioneer (1962) qui reprend le nom d’un programme spatial de la NASA, Moon Landing (1963), Space station (1963).
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L’ÉCOLE DE CASABLANCA
L’obtention de la bourse Rockefeller indiquait le retour dans le pays d’origine pour partager ce qui avait été appris au Etats-Unis. Le 5 juillet 1964, Melehi regagne le Maroc après dix ans passés à l’étranger. Dix années, pendant lesquelles Melehi a pris part à l’émergence de courants artistiques majeurs tant en Europe que sur le sol américain.
De retour chez lui, Melehi souhaite vivement contribuer au dynamisme culturel de son pays.
Il intègre l’École des beaux-arts de Casablanca, dont Farid Belkahia, un autre pionnier de la modernité marocaine vient de prendre la direction. Il y enseigne de 1964 à 1969, aux côtés de deux historiens d’art, Toni Maraini (1941) et Bert Flint. Ils seront rejoints par ses complices de Rome, Chabâa (1935 - 2013) et Mohamed Ataallah (1939 – 2014). Tous ont assimilé la pensée du Bauhaus dont Melehi est un fervent défenseur et revendiquent l’art en tant que patrimoine social. Ensemble, ils militent pour la mise en place de nouvelles pratiques artistiques indissociables d’une remise en question plus large de la société. Ils travaillent à la mise en place d’une profonde réforme de l’enseignement artistique, tant dans ses méthodes d’apprentissage que dans son contenu.
Pour eux, l’un des grands enjeux lié, à cette période postcoloniale, est de restaurer une relation forte avec l’héritage culturel local et notamment avec ses expressions populaires. Ce sera l’une des lignes directrices de l’enseignement de Melehi.
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L’événement majeur de l’année 1969, est l’exposition de la place Jemaâ el-Fna à Marrakech. Elle se déroule aux portes de la Medina, parmi la foule de ce lieu populaire. sous le titre « Présence plastique », cinq artistes – Mohamed Ataalah (1939-2014), farid Belkahai, Mohamed Chebaa (1936-2013), Mustapha Hafid (1938, Mohamed Hamidi (1941) et Melehi – exposent leurs œuvres en plein air. Cet événement est l’acte de naissance de ce que les historiens de l’art appellent désormais l’École de Casablanca et pose les fondamentaux de la modernité artistique marocaine. Il s’agit d’un manifeste attestant l’existence d’un courant pictural, en rupture avec l’art officiel. Elle assoit aussi les ambitions politiques que le groupe défend à travers l’abstraction et dans la filiation des revendications au Bauhaus. Elle montre un art en dialogue avec les arts populaires marocains et plus largement avec les arts de l’Islam.
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« J’accrochais des tapis berbères aux murs. Je leur faisais tracer et faire des agrandissements, en noir et blanc, des lignes qui structurent certains objets comme des fibules dont ils connaissaient l’existence (…) Je leur parlais du Bauhaus … »
Moahmed Melehi
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Pendant ses années de militantisme artistique et social, Melehi s’implique sur plusieurs fronts et s’engage également dans des luttes idéologiques qu’il exprime notamment à travers sa participation à la revue Souffles. Créée en 1966 à l’initiative de l’écrivain Abdellatif Laâbi, Melehi en est le directeur artistique et le graphiste. Quelques années plus tard, il fonde la revue d’art Intégral qu’il anime de 1971 à 78. En 1973, il crée Shoof, une agence de graphisme et d’édition dont le nom signifie « regarde » en arabe.
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En 1966, il participe à la première édition du Festival mondial des Arts nègres, organisé à Dakar par Léopold Sédar Senghor, et voyage en Afrique occidentale en compagnie de Farid Belkahia. Il découvre de nouvelles géographies et de nouvelles traditions culturelles où la séparation entre beaux-arts et arts appliqués est sans enjeu, poussant encore plus loin sa réflexion.
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Sous l’impulsion des recherches menées par un groupe d’artistes irakiens et suite à la parution, en 1962, du livre de Richard Ettinghausen intitulé La Peinture arabe, Melehi renoue avec la conception esthétique de la civilisation musulmane. Cette dernière a pour principe de donner forme à la pensée en ne copiant objectivement ni la nature, ni l’homme. En plus des formes géométriques et des couleurs en aplats, Il intègre à son œuvre un nouveau corpus ornemental - disque simple ou constitué de cercles concentriques, arc-en-ciel, flamme, rayon, astres ou calligraphie - tout en privilégiant les formes ondoyantes devenues caractéristiques de son œuvre picturale et, qu’il assimile tantôt à des arbres tantôt aux courbes du corps humain, celui de la femme en particulier.
L’impact visuel de ces motifs aux couleurs intenses est bientôt enforcé par le choix d’abandonner la toile au profit de panneaux de bois à partir de 1969/70, puis, celui de l’huile et de l’acrylique au profit de la peinture cellulosique. Melehi fait ainsi sienne l’une des préoccupations centrales des constructivistes russes : penser l’art comme moyen de production et non comme moyen d’expression. Dans cette perspective, l’artiste troque les instruments traditionnels du peintre contre ceux de l’ouvrier et de l’industrie. Bientôt, les panneaux de cellulosiques sur bois sont usinés dans l’atelier du peintre dûment équipé, entouré par de nombreux assistants.
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L’œuvre féconde de Melehi s’est construite aux fils des années, nourrie par ses rencontres et ses voyages. Dominée par la recherche plastique d’une nouvelle forme de représentation, la peinture de Melehi impose une esthétique singulière où s’articulent figuration et abstraction, identité et modernité.
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L’exposition « Melehi, Recent Paintings », organisée par le Bronx Museum of the Arts à New York en 1985 (December 6, 1984 - February 10,1985) pose les bases du « Melehisme », peinture hard-edge aux couleurs pop qui assume sans le moindre complexe sa qualité décorative. Elle sera suivie par de nombreuses autres dans le monde entier. À Paris, l’Institut du Monde Arabe, lui consacra une rétrospective sobrement intitulée « Melehi » (27 juin-27 août 1995) qui contribua à diffuser son idéologie. Ces dernières années ont vu l’acquisition de ses toiles par des institutions majeures en Europe et une grande rétrospective Curatée par Morad Montazami voyage depuis l’année dernière sur trois continents. « New Waves, Mohamed Melehi et les archives de l’Ecole de Casablanca » retrace le parcours de l’artiste au sein de la scène artistique marocaine des années soixante. Après avoir fait escale à la Mosaïc Room de Londres (Dates) et au musée d’art contemporain africain Al Maaden à Marrakech – Macaal, elle est encore visible à Dubaï, à la Alserkal Foundation jusqu’à la fin du mois.
Sculpteur, peintre, enseignant, Melehi était un artiste total et engagé à la vision universaliste en prise avec son époque.
Nous saluons aujourd’hui le parcours de ce grand homme et notre affection accompagne, son épouse Khadija, à ses enfants, à toute sa famille ainsi qu’à ses nombreux amis.